épisode 84 : 10 février — Bon (avec un c)

Publié le par strelets

Hülegü Khan s’empare de Bagdad, mettant fin au califat abbasside (1258). Plus joyeux, Manuel II Paléologue épouse Jelena Dragaš (Hélène Paléologue) la veille de son couronnement (1392). C’est probablement le mariage impérial le plus bizarre : l’empereur se marie enfin à quarante ans, mais le mariage sera très fécond, et son épouse est la moins titrée de toutes les impératrices — c’est la fille de Konstantin Dragaš, potentat serbe.

Ce fut pour moi aussi une journée de grand n’importe quoi. Déjà, le mercredi, c’est le voyage épique vers Oscuripont. Je n’ai pas été déçu. Il neige quand je sors de chez moi, et ça tient. Misère, me dis-je, ça va être le grand nord dans le 9-5.


Les ennuis commencent dès mon entrée dans le RER B. Problèmes sur la ligne, les trains ont du retard. Je regarde avec angoisse le temps s’écouler : si ça continue, je vais rater mon train, devoir attendre une heure et arriver en retard. Enfin le train arrive. Évidemment, il est surbondé. Les habitués le savent, c’est toujours dans ce cas que quelqu’un cherche absolument à monter avec son vélo ou sa poussette ; ce doit être une des variations de la loi de Murphy.


Arrivé en gare de Maquesce, ça tombe à gros flocons. En quelques minutes le quai est blanchi. Je me dis que je me suis trompé de programme musical (faute de temps, je n’ai pas chargé de nouvel opéra : c’est donc rediffusion de Tsar Saltan
) (cf. épisode 82) : la tempête de neige de Kachtcheï l’Immortel aurait été bien plus appropriée.


En contemplant ces étendues blanches balayées par la neige, j’ai l’impression d’être à Svalbard ; je m’attends presque à voir surgir des panserbjørne
. Je me dis que faire cours avec une de ces créatures comme assistant, ça doit être pas mal pour faire régner l’ordre en classe.


Un train sans arrêt passe à grande vitesse. Je pense à Anna Karénine. Heureusement, je ne vis pas dans un roman de Tolstoï.


Comme il fait jour, je vois mieux le paysage. Nous traversons des forêts enneigées où des flocons dansent dans le vent. Je me demande s’il y a des loups.


Dieu merci, la neige ne tombe plus quand j’arrive en gare d’Oscuripont. Zeus maître des nuées a décidé de ma laisser un peu de répit. La suite allait prouver qu’il s’était plutôt mis en mode supplice chinois. Ma progression vers Boby-Lapointe est ralentie par la neige et le verglas. Je me prends à espérer de me vautrer et me casser une jambe, ce qui m’empêcherait de venir, ça leur ferait les pieds — remarquez, à moi aussi.


14H30. Sonnerie. Je gagne ma salle. Les élèves ne viennent pas. Au bout d’un quart d’heure, je me rends au bureau des surveillants pour m’enquérir s’ils ont vu mes élèves. Non. Je demande à vérifier leur emploi du temps, car la collègue qui me précédait m’avait dit que, d’ordinaire, il n’y avait personne dans la salle après elle : mes secondes sont bien censés être en cours avec moi en E41. Je repars donc en salle des profs remplir un billet d’absence pour toute la classe.


En chemin, je croise deux élèves. « Où étiez-vous ? » demandons-nous pratiquement en même temps. Conformément à l’emploi du temps qui leur a été distribué, ils m’attendait en F43 et, ne me voyant pas venir, m’ont supposé absent. Je leur demande de regrouper les survivants de la classe devant la E41 pendant que je vais régler ça avec le proviseur adjoint.


Celui-ci me confirme que le cours est bien prévu en E41. D’après lui, les élèves ont tenté de me pipeauter. En pouffant de rire, il ressort sa blague hilarante « vous savez, ce n’est pas facile de succéder à Dieu » (cf. épisode 71).


Je me prépare donc à passer un savon homérique à mes secondes pour foutage de gueule aggravé. À peine ai-je commencé à dire que je n’apprécie pas ce genre de plaisanteries qu’une élève, d’un air gêné (et non de cet air revendicatif avec lequel ils tentent de faire valoir leur supposé bon droit), me tend l’emploi du temps qui leur a été distribué en début d’année. Le cours est prévu en F43. Et le reste de la classe ajoute que c’étaient là qu’ils faisaient cours avec mon prédécesseur.


Là, je commence à être vraiment énervé. Certains auraient craqué leur chemise et seraient devenus tout vert pour moins que ça. Qu’on me prenne pour un pion taillable et corvéable à merci parce que je suis TZR, je sers la science et c’est ma joie, passe ; qu’on m’explique que j’ai de la chance de me balader aux confins de la Picardie, pourquoi pas. Mais l’incurie et la désinvolture à un tel niveau, ça commence à bien faire. Parce que là, on se fout aussi des élèves. Je fais quoi, avec plus des deux tiers de mes effectifs qui sont repartis de bonne foi (certes un peu vite) alors que je devais finir le chapitre et balancer un devoir la semaine prochaine ? Au risque de la faute, j’annule le cours et prépare un rapport à la CPE, photocopie des emplois du temps à l’appui. Et je prépare un compte-rendu détaillé de l’affaire pour le rectorat, transmis par la voie hiérarchique via Vladimir-Cosma. Parce qu’il faudrait qu’ils sachent comment on traite la piétaille des bouche-trous comme moi dans certaines établissements.


Sur le chemin du retour, je compte sur les douces mélodies de Tsar Saltan
pour me calmer un peu. Mais je suis poursuivi jusqu’au bout. Une bande de wesh-wesh envahit la rame, parlant avec leur délicatesse naturelle et ce ton posé qui les caractérise. De la conversation sortaient nettement des « nique sa race », « pue la pisse », « elle est où ma meuf, c’te pute ? » et « putain d’ ta mère », entrecoupés de crachats au sol. En plus, ils avaient amené de la musique, écoutée à fond pour que tout le wagon profite de textes type (j’ai un peu arrangé, j’ai pas pu retenir parfaitement cette poésie) :


Yo ! yo ! C’est la galère !

Yo ! yo ! C’est la misère !

Dans la cité c’est trop l’injustice !

Vas-y mon frère sors ton pénis

Amène tes potes il faut qu’on pisse

Sur la justice et la police !


Pendant ce temps, les chœurs féminins du Bolchoï, avec une douceur infinie, chantent le splendide hymne nuptial pour l’union du prince Gvidon et la Princesse-Cygne. Perdu d’avance.


Une fois chez moi, je passe la fin de l’après-midi à rédiger mes rapports. J’ai vraiment l’impression d’avoir fait un aller-retour inutile. There and back again, comme disait ce bon vieux Bilbo, mais sans ma part du trésor…

Publié dans Saison 1

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