Pilote (bonus) : Des Sarcellois à la Bastille

Publié le par strelets

En fouillant dans mes archives pour préparer mes prochains cours à la Légion, je suis tombé sur un article que j'avais publié en 2002 dans L'écho du village, journal en ligne fait par les internautes. Ce n'est pas tout-à-fait les Chroniques de la loose, mais il y a quelques signes avant-coureurs. Déjà, il y avait eu des fuites, puisque, quelques jours après la publication, les élèves se repassaient des tirages papier de l'article.


L’événement pittoresque que je m’en vais vous narrer n’est pas le résultat d’une lettre de cachet, mais d’une « sortie pédagogique », comme on dit à l’Education nationale. Comme quoi il n’est pas besoin de faire de la science-fiction pour assister à la rencontre de deux mondes.

Coulisses

Quelques précisions pour commencer. Je suis professeur dans un lycée à Sarcelles. Ami lecteur, je vois tes cheveux se dresser, mais va vite chercher un peigne pour les remettre en place : c’est un lycée calme, avec des élèves qui ne sont pas hostiles, même s’ils ne sont pas très travailleurs.


Parmi mes classes se trouve une 1re SMS, i.e. « sciences médico-sociales » ; c’est une filière dite technologique dans laquelle nous trouvons les futures infirmières, puéricultrices, éducatrices, etc.. Vous aurez noté le féminin, car il s’agit de classes quasiment féminines — je vous rassure tout de suite, les professeurs masculins reçoivent des doses massives de bromure pour éviter les dérapages.


Donc un vendredi matin, alors que je me réjouissait d’avoir cours avec cette classe calme et tranquille après trois heures avec mes secondes pénibles, elles me tombent dessus et, dans un brouhaha assez incroyable, je perçois des mots comme « obligatoire », « opéra », « reste une place », «il faut venir ». La déléguée finit par m’expliquer : leur professeur de français a organisé une sortie à l’Opéra Bastille (Rigoletto), et elles souhaitent que je fasse partie des accompagnateurs. Pourquoi moi ? pensai-je. Il est vrai que le nœud papillon que j’arbore fièrement (et que vous retrouvez sur la gauche de cet article) incite souvent à me classer dans la catégorie prof-coincé-et-qui-doit-aimer-les-trucs-décrépis. Sans compter que le lendemain de la sortie, j’avais prévu un contrôle, qu’il faudra repousser.


Bon, une sortie à l’opéra ne se refuse pas, et tant pis pour le travail en retard.

Préparations

Peu après, en salle des professeurs, ladite professeur de français me demande si je viens. Je réponds que oui, et elle me demande si je ne peux pas faire un cours sur l’opéra au XIXe siècle. Ça recommence ! Ça doit être écrit sur mon visage, alors que je n’ai dit à personne que j’aimais l’opéra. Entre une heure de géo sur les grands déséquilibres de l’espace français et une heure de culture générale sur l’opéra au XIXe siècle, il n’y a pas photo.


J’arrive donc au lycée chargé de disques (quoi ? vous écoutez vraiment ça ?). Mon propos était simple : expliquer le genre et ses codes. Par exemple montrer les différences de tessiture. J’avais même ramené une partition d’orchestre. Pas la peine de s’étaler, ce fut un four monumental. Il y a eu un frémissement quand j’ai évoqué les tubes de l’opéra, mais je crois que les grands déséquilibres de l’espace français les intéressaient plus.


De toute façon, on partait du mauvais pied. Dans le couloir, je parlais avec une de mes élèves de la façon de s’habiller (qui n’est du reste plus aussi stricte). Elle me dit qu’elles feraient des efforts (je croisais alors mentalement les doigts pour qu’elles ne se pointent pas comme pour les sorties en boîte). Puis ajouta la pire chose que j’aie jamais entendue, et qui en dit long sur la mentalité de nos élèves de banlieue : « de toute façon, quand la sécurité saura qu’on vient de Sarcelles, ils vont demander aux gens de planquer leur sac ». Même ceux qui ne sont pas dans la logique de la délinquance ont totalement intériorisé l’image de gangsters qu’on leur renvoie (ô optimisme).

Les trois coups du brigadier

Enfin le grand jour vint. J’avais sorti le grand jeu : je portais mes plus belles chaussures, et j’avais troqué mon nœud papillon contre un gilet et une cravate assortie ; pour garder un peu de fantaisie, j’avais quand même choisi des couleurs vives — essayez un peu de faire cours comme ça. Les élèves arrivent et montent dans le car. Aucune fantaisie vestimentaire, mais un réel effort — avec les baskets, quand même.


Le car se met en marche. Le défi du jour : arriver assez en avance pour que les filles aient le temps d’aller dîner (sic) au MacDonald’s™ du coin. Au cours du voyage, je fus appelé dans le fond. Presque un mois auparavant, j’avais donné un dossier à rendre pour le lendemain ; il était clair qu’il était loin d’être fini (voire commencé). Je suis un être faible quand je vais au spectacle, et j’accorde un délai jusqu’au cours suivant. Ça a dû être un week-end des plus studieux... Mais, inflexible, je distribuai la 2e partie du dossier le lendemain, à rendre trois semaines plus tard. Après tout, nous ne sommes pas en vacances : elles ont le bac en histoire-géo à la fin de l’année, nom de Zeus !


Le voyage, terre de contrastes... J’étais déjà concentré sur Rigoletto, spectacle paraît-il d’une excellente tenue avec une distribution remarquable. Et nos élèves qui demandent au chauffeur du car de mettre Voltage FM à fond — j’eu donc la joie de découvrir les derniers succès à la mode.


A l’arrivée, catastrophe : il ne reste qu’un quart d’heure. On leur explique qui ce n’est pas le cinéma, qu’arriver juste à l’heure est le meilleur moyen de n’être pas accepté. Elles refusent de sauter le repas ; nous les laissons courir trouver un sandwich. Un prof monte la garde devant la porte pendant que les autres filent s’installer.

Ce n’est pas la lutte des classes, c’est la guerre des mondes

J’examinais la fosse d’orchestre avec mes jumelles de théâtre (autre sujet d’étonnement pour mes élèves) quand j’entends la sonnerie. Je regarde, vois les élèves entrer. Et manque de faire une syncope : dans leurs mains, les sacs de victuailles MacDonald’s™. On voit que l’opéra se démocratise : à Garnier, elles ne seraient jamais entré. Pas le temps d’en discuter, la lumière s’éteint.  Je m’imagine déjà Verdi avec une odeur de frites et le bruit de papier froissé, mais elles comprennent l’incongruité de la chose et se concentrent sur le spectacle. Ça a l’air de prendre : j’entends même un « oh ! le salaud ! » étouffé quand le duc de Mantoue virevolte d’une femme l’autre.


A l’entracte, le spectacle continue. Les téléphones portables se rallument pour voir si Machin ou Truc a laissé un message (ambiance filles). Je sors dans le couloir me dégourdir les jambes.


Je tombe sur mes élèves. Une d’elles raconte sa déconvenue au bar, où ils ne vendent pas de M&Ms™. Et s’étonne des tarifs prohibitifs pour une misérable bouteille d’eau (25 cl., 30 Fr.). Je lui explique que tout ce qu’elle peut trouver, c’est des glaces Haagen Dasz™, et à des tarifs eux aussi peu concurrentiels. Elles découvrent aussi le programme à 60 francs. Et évidemment une remarque tombe : l’opéra, c’est pour les riches. Sentiment renforcé par quelques robes de soirée et autres smokings. Et la conversation de rebondir sur y a-t-il des boîtes dans le coin ? Ne me regardez pas comme ça, je n’en sais rien...


Et ça re-sonne. Comme au lycée — je n’y avais pas pensé, mais c’est une remarque fort juste. Deuxième partie. Avec quelques grands tubes : le chœur du jambon d’Aoste, La donna è mobile...
Les lumières se rallument. Nouvel étonnement pour les néophytes : les salves interminables d’applaudissement — et non, on ne s’en va pas en catimini, surtout au deuxième balcon où se regroupent les fans sans le sou.


Et le spectacle ? Excellent. Magnifique. En fait, on ne pouvait choisir mieux. Verdi, c’est accessible, c’est très vocal — sans compter que Rigoletto ne dure que deux heures. La partition était servie par une mise en scène sobre mais très fluide (donc pas de le style opéra classique) et d’excellents chanteurs.

Résultat : tout bon. Elles ont été conquises, emportées par le talent des chanteurs. La musique a, comme toujours, opéré son miracle. Je ne sais pas si elles en réécouteront, mais au moins elles ont vu ce que c’était, et ont apprécié. Ce qui laisse amer, c’est leur impression de se trouver dans un monde étranger où elles avaient l’impression de ne pas avoir leur place. L’opéra et la musique classique en général restent pour elles un truc de riches. Ce n’est qu’en multipliant les initiatives de ce genre qu’on pourra combler le fossé.

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A
<br /> Bel article en Bastille. Les pré chroniques. Ca vaudra de l'or un jour<br /> <br /> <br />
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