épisode 87 : 15 février — Kaléidoscope de la loose

Publié le par strelets

Fanfare, tout le monde se lève, on regarde droit vers l’horizon, on bombe le torse, on ressort la fibre patriotique de la naphtaline. Aujourd’hui, nous fêtons l’adoption, par la Convention, d’un nouveau pavillon naval (dessiné par David) qui, à l’usage, allait devenir l’emblème national français.

Hier c’était la Saint-Valentin. Je l’ai passée en compagnie de mes deux grands amours : un paquet de copies et un cours à préparer. Qu’on ne s’étonne donc pas que je préfère de loin la fête du jour — la Saint-Claude.


4H45. Il paraît qu’on s’habitue à tout mais là, euh… Je crois que j’ai trouvé mes limites. Seule pensée réconfortante : Plus qua quatre jours. Programme musical du jour : Boris Godounov
, version 1869 pour l’aller, les compléments de la version 1872 pour le retour. Entendre les accents déchirants du tsar mourrant, accablé par son péché, au moment où j’entre dans le parking, me fait me demander quel épouvantable faute j’ai pu commettre. Ou c’est un problème de karma : dans une vie antérieure, j’ai dû être Hitler ou Staline. Et maintenant, c’est le moment de payer.


En salle des profs, j’ai quand même droit à de la loose en grand. En discutant avec mes collègues, je découvre qu’il y a une voiture de Parisiens qui vient pour 8H30. Un fol espoir m’étreint, mais pas pour longtemps : ils sont déjà cinq dedans, et c’est un petit modèle. Je dois vraiment avoir une tête de fantassin.


Étrange, je m’attendais à me faire souffler dans les bronches pour avoir lâché mes élèves dans la nature (cf. épisode 84). L’an dernier, à Bernard-Gui, quand la quasi-totalité de ma classe de seconde était absente pour cause de sortie, j’avais annulé le cours dans les mêmes conditions mais là, la CPE m’avait gentiment mais fermement rappelé que ce genre de manœuvre se prépare longtemps à l’avance et en trois exemplaires. Là, rien. Pourtant j’ai bien écrit sur le bulletin d’absence que j’annulais le cours à cause du trop grand nombre d’absents de bonne foi.


Avec les élèves, la séance fut étrange. Thème du jour : la société française d’Ancien Régime. Manque de sommeil ou désintérêt, je manque sérieusement de jus et je sens qu’ils s’ennuient à peu près autant que moi. L’histoire sociale, c’est vraiment mon rayon. En demi-groupe sur les cahiers de doléance, ce ne fut guère performant. Le plus marrant, c’est leur rapidité à déclarer « on l’a déjà vu en [insérez ici une classe de collège, généralement pas celle où ils l’ont vu] ». Et quand j’essaie de m’appuyez sur leurs souvenirs pour faire progresser le cours, tout s’évanouit.


Ce demi-groupe a fait connaissance avec mes méthodes de terroriste. Comme on pouvait le craindre, à peine la moitié des élèves a fait le devoir demandé, les autres tentant le panel habituel des excuses : je l’ai oublié, je ne savais pas que c’était à rendre, je l’ai fait au brouillon sur mon cahier… J’annonce la pénalité habituelle : un point de moins par jour ouvrable de retard. À côté de ce que je dis, la lettre de cachet représente le summum des garanties judiciaires : c’est un scandale, car comme je ne suis pas là avant mercredi, c’est deux points de moins d’office !


Je croise leur professeur principal à la récréation. Elle me confirme qu’ils sont mous, pas travailleurs et pas forts. Mais que mon prédécesseur balançait des bonnes notes à tour de bras : et oui, Dieu est bon et miséricordieux — il n’y a pas que l’autre qui peut se permettre des vannes au rabais (cf. épisode 84). Avec moi, ça va changer car, même quand j’essaie d’être gentil, c’est le carnage. Là, on a désossé le dossier en module, on a même fait le plan de la synthèse, et ils n’ont qu’à tout remettre en ordre, mais j’ai un mauvais pressentiment.


Plein de courage, je me dis que je vais corriger dans le train avec le temps que j’ai à y perdre. Mais la fatigue est trop forte : je m’endors au son des sinuosités du prince Chouïski et me réveille peu avant la Gare du Nord avec le chromatisme des insinuations de Rangoni. Je suis déjà crevé à midi… quelle belle journée !

Publié dans Saison 1

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