épisode 174 : 30 juin — Je crois que nous ne sommes plus au Kansas

Publié le par strelets

Aujourd’hui, ce n’est pas très gai. À commencer par la bien nommée Noche triste (1520) : Hernán Cortés et ses hommes, assiégés dans le palais qu’ils occupent à Tenochtitlan, parviennent à s’extirper de la ville ; ils reviennent un peu plus tard, et c’est une autre histoire. Ce sont surtout les morts (ou assimilés) du jour qui valent le détour. Henri II est mortellement blessé par Gabriel de Montgommery lors d’une joute célébrant la paix avec le vieil adversaire Habsbourg (1559). Jeanne Boulet (1764), première victime connue de la Bête du Gévaudan. Victor Patsaev, Georgi Dobrovolski et Vladislav Volkov (1971), asphyxiés en quelques secondes lors de la dépression de leur capsule Soyouz peu avant la rentrée en atmosphère — ils ont le privilège d’être les seuls hommes morts dans l’espace. Un peu plus gai, nous fêtons la parution du premier tome des aventures d’un sorcier à la cicatrice en forme d’éclair (1997). 

 

Non…

 

Jamais…

 

Plus jamais…

 

Jamais plus je ne prendrai un pot avec des jeunes. Cette année, les signes indéniables de l’avancement en âge se sont multipliés : finies, les journées de travail qu’on enchaîne aux nuits blanches comme si de rien n’était ; finies, les quatre heures de sommeil qui suffisent à se requinquer. Je suis entré dans l’âge où il faut du temps pour récupérer.

 

Imperturbable, mon réveil sonne à 8H00. Je dois passer voir mon nouveau lycée à Évoire-l’Ermitage. Quand j’entre dans le salon, le spectacle qui s’offre à moi m’incite fortement à aller me recoucher pour vraiment me réveiller. La réalité s’impose néanmoins à moi à mesure que je me remémore la soirée d’hier. Je suis au-delà de l’arc-en-ciel.

 

J’avais prévu de prendre un pot avec des anciens. J’escomptais que l’affaire ne se finisse pas trop tard pour me coucher relativement tôt et me lever en forme. Ce soir, c’est Dionysos qui contrecarre mes plans. Bien évidemment, l’affaire se prolonge et nous finissons par nous faire jeter du bar sur les coups de 2H du matin. Comme j’habite dans un quartier riche en débits de boissons festifs, j’avais joué local.

 

Chacun rentre chez soi, qui en taxi, qui en scooter… mais cinq étudiantes venues de province se retrouvent en carafe : leur plan d’hébergement s’effondre. Voyant l’inévitable se profiler à l’horizon tel l’iceberg devant la proue du Titanic sous la forme d’une timide suggestion de l’une d’elles, je sors tous les arguments disponibles : chez moi, c’est petit, je n’ai qu’un canapé (qui ne se déplie pas), et je dois être parti à 9H00 ! Je laisse de côté l’inconvenance, étant donné que ça n’aura pas prise sur elles. Mauvais signe, elles commencent à réfuter, expliquant qu’elles peuvent se tasser et dormir par terre pour peu que j’ai une couverture.

 

Devant mes réticences, elles tentent un plan B, mais l’heure tourne, et c’est assez difficile de trouver des amis et parents encore éveillés. La seule solution qui se présente consiste à se rendre dans l’appartement où certaines ont laissé leur valise, et dont le locataire, qui en était à son troisième rail quand elles l’avaient vu plus tôt, héberge déjà des copains. Étonnamment, l’enthousiasme n’est pas au rendez-vous.

 

Sans surprise, l’attroupement de cinq jeunes filles attire les regards, les commentaires, voire les abordages, des quelques passants alcoolisés qui sillonnent le quartier pour regagner leurs pénates. Je ne peux décemment pas laisser mes anciennes élèves à la rue, et je me résout à ce que je voulais éviter à tout prix. Me voilà ramenant cinq filles chez moi, des anciennes élèves qui plus est ! Pierre Abélard a eu des ennuis pour moins que ça. Ceci dit, soyez rassurés, amis lecteurs : la morale est restée sauve dans cette affaire (en fait, personne n’a chopé pendant cette soirée), même si l’une d’elle m’a envoyé un message comportant un « merci pour cette nuit » qui pourrait prêter à confusion.

 

Une fois ces demoiselles parties et l’ordre moral rétabli, je me mets en route vers Évoire-l’Ermitage. J’ai trop peu dormi, et sommeille pendant le trajet : elle va être belle, mon entrevue avec la proviseur ! Et je vais être frais aussi : avec le RER A transformé en étuve, le voyage fut… disons torride. Je sors à la station de Bourgneuf, qui est à peu près au milieu de nulle part, à côté de bâtiments de l’université de Cergy. Détail un peu angoissant pour un Parisien comme moi : il n’y a pas de bruit de circulation, ça fait pas naturel. Je trouve aisément le bus qui, vingt minutes plus tard, me laisse à deux pas du lycée.

 

La vue qui s’offre à moi me rappelle un certain jeu vidéo où on construit une ville à grands coups de routes à angles droits. C’est exactement la même chose : sur deux côtés, des champs, sur deux autres, des maisons et petits immeubles. Le seul bruit que j’entends est le chant des oiseaux. Architecturalement, ça ressemble assez à Bernard-Gui, avec les trois couloirs perpendiculaires à un espace central, à ceci près que c’est sur deux étages et que l’espace central n’est pas un puits, ce qui donnait un côté pénitencier à Bernard-Gui, mais un véritable espace de circulation.

 

La proviseur, comme je pouvais m’y attendre, me présente l’établissement sous son meilleur jour, avec des résultats légèrement supérieurs à ce qu’on attend pour ce type d’établissement. De l’incident de l’hiver (cf. épisode 163), rien. La caractéristique amusante de ce lycée d’environ 900 élèves, c’est que la moitié relève en fait de la section professionnelle, et que la partie générale forme une petite équipe. Là où il y a un coup de pression, c’est qu’elle semble fan des sorties et autres trucs pédagogiques hors de la classe. Je passe ensuite chez la proviseur-adjointe, qui me fait remplir une fiche de vœux pour l’emploi du temps. Je peux enfin exposer mes contraintes de transports et mes obligations extra-lycéennes et trouver une oreille : on voit que je ne suis plus TZR ! Bien évidemment, l’administration n’est pas obligée de prendre en compte mes problèmes, mais ça fait quelque chose d’être consulté — c’est toute la différence entre le congrès de Vienne et le traité de Versailles !

 

Par chance, la coordinatrice d’histoire-géo est dans l’établissement pour remettre la répartition des classes à l’administration, ce qui me permet d’avoir le point de vue des profs sur le lycée. Elle me confirme grosso modo ce qu’a dit la proviseur : nos élèves ne sont globalement pas des flèches, mais ils sont gentils. Elle revient aussi sur l’intrusion de l’hiver pour signaler que c’est sorti de nulle part. Je vais pouvoir annuler ma commande d’armure de footballeur américain.

 

C’est effectivement une petite équipe : quatre professeurs d’histoire-géo, cinq classes de 2de ; après, il y en a plus, mais des effectifs de 20 élèves en 1re ont l’air courant. Ce ne sont pas des chiffres qui doivent faire plaisir au rectorat, alors que le lycée n’est même pas en ZEP ou autre « zone quelque chose » En fait, la légitimité même de la section générale est remise en cause par rapport à l’importance croissante de la section professionnelle. Chic ! avec un peu de chance, mon poste saute l’an prochain, ce qui me ferait bénéficier d’une mesure de carte scolaire, c’est-à-dire une bonification de 1500 points lors du mouvement intra pour avoir un autre poste fixe.

 

Abandonnons mes rêveries. Mes collègues historiens-géographes ne font pas preuve du défaut courant qui consiste à filer les classes pas faciles au nouveau. Comme la coordinatrice ignorait si je débutais ou si j’étais plus expérimenté, elle a fait une répartition sur deux niveaux : j’aurai deux 2de, les deux 1reS et une 1reSTG. Je n’ai pas de terminale, mais c’est équilibré. Ce qui n’est pas inutile, étant donné que la rentrée va être délicate avec la mise en place de la réforme de la 2de. Apparemment, la direction est un peu dépassée par les événements (ça, c’est pas bon mon emploi du temps). De grosses difficultés sont à prévoir côté manuels : la rapidité avec laquelle la réforme des programmes a été adoptée fait que les éditeurs ne pourront rien livrer au mieux avant octobre. Même là, ce n’est pas gagné, étant donné que le Conseil régional, qui offre les manuels aux lycéens, a décidé de ne rien payer dans le cadre de ses bisbilles avec le gouvernement.

 

Ma collègue me fait ensuite faire le tour : je découvre un établissement en bon état, avec des salles à taille humaine, mais sans estrade (j’ignore si c’est le reflet de ma mégalomanie, mais j’ai toujours pensé que l’estrade aidait à poser l’autorité du prof par la distanciation verticale). Le vidéo-projecteur a l’air un peu pénible à utiliser, mais il y a téléviseur et lecteurs DVD partout. Il existe un de ces fameux tableaux numériques, mais il faut éjecter la prof de français qui officie à demeure dans la dite salle.

 

Je réprime ma première crise de rire kafkaïenne quand on m’explique le fonctionnement de l’appel : on utilise un crayon optique et des codes barre. L’avantage évident, c’est que les CPE sont informés en temps réel… mais comme le système ne marche pas bien, il faut aussi avoir un système papier, dont l’autre utilité est de permettre de garder la trace des absences, car les profs n’ont pas accès au relevé — apparemment, l’absentéisme semble être une plaie locale. Quand la technologie surcharge au lieu d’aider !

 

Malgré tout, au retour, un événement me fait croire que la loose s’estompe. J’ai droit à un objet de légende dont certains nient l’existence même : un RER A climatisé ! Zeus, que ça fait du bien — évidemment, je ne suis pas allé voir ma nouvelle proviseur en short et chemisette, et ça commence à peser.

 

Pour autant, la journée de travail n’était pas terminée. Ce soir, il y a réunion de la prépa Science-Po, ce qui me vaut un nouveau périple dans le RER A, mais sur une autre branche. J’aime bien ces réunions : c’est l’occasion de revoir des collègues sympas, et notre chef a toujours des bouteilles incroyables. Ça contraste un peu avec la soirée d’hier : en lieu d’alcool médiocre en quantité importante, de la qualité en quantité plus raisonnable. Contrairement à ce que pourraient faire croire les mots qui précèdent, ce ne fut pas qu’une joyeuse réunion œnologique : avec la reconfiguration de l’examen de Sciences-Po, le plan de bataille de l’année prochaine a été affiné, dans l’espoir que nous parvenions à mieux nous faire connaître et ainsi éviter et de n’avoir que quarante pingouins au stage d’été comme cette année. Il va falloir organiser une tempête de cerveaux entre historiens pour trouver de nouvelles méthodes, car les 1re, aussi bons soient-ils, ne se gèrent pas comme des terminales.

 

Plus que le test de samedi et je suis dégagé de toute forme d’obligation. Ce qui me fait penser que lundi, c’est les délibérations du bac. J’ai définitivement été oublié.

Publié dans Saison 1

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